Est-ce dans le loisir ou dans le travail que l'homme réalise son humanité ?

1) Définitions sommaires :

-travail : a) sens général : activité par laquelle l’homme produit des biens et des services qui assurent la satisfaction de ses besoins naturels mais aussi

sociaux (en transformant la nature) ;

b) sens économique : activité rémunérée, obligatoire et souvent pénible (fatigante, etc.)

-loisir : activité non rémunérée, qui se définit négativement par rapport au travail ; c’est le " temps libre ", le temps passé hors du travail ;

-étymologie = " licere " = " être permis " ;

-sens grec = " scholè " = temps libre qu’un homme libre consacre en particulier à l’étude, hors de toute préoccupation de réussite sociale ou d’efficacité pragmatique  (à l’origine du mot " école ", lieu d’étude et d’enseignement cf.Théétète, 172c-176a)

-aujourd'hui = temps qui n’est consacré à aucun travail professionnel et dont on peut disposer pour se reposer ou se livrer à diverses activités de son choix (cf.Encyclopédie universelle, article " loisir ")

-Humanité : homme en général. Ce qui nous différencie de l’animal. On peut préciser qu’en général, on distingue l’homme de l’animal par tout ce qui nous paraît être le signe de la culture et de l’esprit : la conscience, le langage, mais aussi, la liberté.

Elle n’est pas naturelle mais construite (cf.Rousseau), du fait même qu’elle n’est pas naturelle avant tout, mais culturelle. On acquiert l’humanité, on naît humain en puissance mais on l’a en acte en allant contre la nature. C’est bien ce que présuppose d’ailleurs l’expression, centrale dans le sujet, de " réaliser son humanité ".

On pouvait bien sûr parler du bonheur, mais à condition de se placer dans une perspective aristotélicienne (Politiques, I, 1 et 2 et Ethique à Nicomaque, notamment, I, 5), et de refaire son raisonnement. Sinon, on ne traite pas le sujet (à la fois parce qu’on lui en substitue un autre : " est-ce dans … que l’homme est heureux ; et surtout parce que si vous ne réussissez pas à reprendre le point de vue d’Aristote –cf.partie I du cours bonheur et politique-, vous dites alors que nous ne nous sentons plus heureux à travers le loisir qu’à travers le travail : la question est celle, bien moderne, de l’épanouissement personnel ; ce n’est ni la question ou la thèse d’Aristote, ni celle du sujet. Ici, on s’interroge sur l’humanité, pas sur la personnalité ou l’individualité ; que vous souffriez au travail n’implique nullement que le travail ne soit pas ce qui réalise l’humanité !

2) Problématisation :

On demande quelle est, des deux activités centrales dans la vie de l’homme, le travail et le loisir, celle qui déshumaniserait l’homme, quelle est au contraire celle qui l’humanise. Ce qui est à interroger, c’est soit notre valorisation excessive du travail soit notre dévalorisation excessive au contraire. On doit donc principalement se demander si le travail a une valeur en soi, pas seulement sociale mais au sens où il serait ce qui nous rendrait plus humain ou humain tout court. Le travail est-il pour l’homme, non pas seulement un moyen en vue d’une fin extérieure (survivre, manger) mais aussi et surtout une fin en soi ? Fait-il partie des phénomènes culturels/ spirituels ?

NB : bien sûr, on devra peut-être aussi remettre en question l’opposition tranchée " travail contre loisir " ; mais à condition que cette remise en question soit réellement amenée par un problème rencontré au cours du développement.

I-Le travail ne serait-il pas activité humaine par excellence ?

A- un animal ne travaille pas et le travail va contre la nature, la nie : il est bien ce qui nous extrait du règne naturel, ce qui nous différencie de l’animal..

1) Le mythe de Prométhée (Platon, Protagoras, 320c-321c) : quelle est l’origine des techniques (et du travail lui-même) ?

 

"Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la terre d'un mélange de terre et de feu et des éléments qui s'allient au feu et à la terre. Quand le moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Epiméthée de les pourvoir et d'attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser faire seul le partage. "Quand je l'aurai fini, dit-il, tu viendras l'examiner". Sa demande accordée, il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux d'autres moyens de conservation; car à ceux d'entre eux qu'ils logeaient dans un corps de petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain; pour ceux qui avaient l'avantage d'une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races. Mais quand il leur eut fourni les moyens d'échapper à une destruction mutuelle, il voulut les aider à supporter les saisons de Zeus; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de peaux serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les protéger contre la chaleur et destinées enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures naturelles, propres à chacun d'eux; il leur donna en outre comme chaussures, soit des sabots de corne, soit des peaux calleuses et dépourvues de sang,; ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les espèces, et aux uns l'herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres des racines; à quelques-uns mêmes, il donna d'autres animaux à manger; mais il limita leur fécondité et multiplia celle de leurs victimes, pour assurer le salut de la race.

Cependant Epiméthée, qui n'était pas très réfléchi, avait, sans y prendre garde, dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage; il voit les animaux bien pourvus, mais l'homme nu, sans chaussures, ni couvertures, ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l'amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu'imaginer pour donner à l'homme le moyen de se conserver, vole à Héphaistos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu; car, sans le feu, la connaissance des arts et était impossible et inutile; et il en fait présent à l'homme. L'homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie (…)".

 

Platon, Protagoras, 320c-321c, Folio 1967, Trad.E.Chambry, Le mythe de Prométhée, ou l'origine de la technique.

Le mythe raconte que deux dieux, nommés Epiméthée et Prométhée, avaient eu pour tâche de doter toutes les espèces d’attributs nécessaires à leur survie. Or, arrivé à la fin, il resta à Epiméthée, qui avait tout voulu faire seul, l’homme; or, il avait déjà donné tous les attributs dont il disposait. L’homme était donc initialement nu, sans armes, sans couvertures, alors que l’animal, lui, était doté naturellement de tout ce qu’il lui fallait pour satisfaire tous ses besoins (instinct, griffes, poils, etc.).

Pour que l’homme puisse survivre, Prométhée, le deuxième dieu, vola le feu aux dieux.

Par la suite, du feu naquirent les techniques , par lesquelles l’homme compensa son inadaptation au milieu. Ainsi, Prométhée, en offrant aux hommes le feu, et les techniques, leur offrit le travail, puisque les techniques ne valent que dans le cadre du travail. Si l’homme travaille, c’est parce que nous ne pouvons nous procurer ce dont nous avons besoin pour vivre qu’en le fabriquant. Par le travail, l’homme adapte la nature à ses besoins, la transforme, agit sur elle, etc.

NB : cela revient à voir le travail comme une punition (= c'est un châtiment de Zeus que Prométhée a trompé), mais en même temps, comme le propre de l’homme ; que nous, en tant qu’individus, vivions le travail de façon pénible, ne veut rien dire quand à la signification réelle du travail par rapport à l’humanité elle-même

 

2) Marx, Le capital, : le travail est l’essence de l’homme

Mais en quoi plus précisément le travail est-il spécifiquement humain ? Car si on se contente de dire que si l’homme est l’être qui travaille (" homo laborans "), c’est parce qu’il doit créer lui-même ses conditions d’existence,on n’a pas de caractère suffisant pour vraiment différencier par lui l’homme de l’animal. Voici ce que répond Marx à cette question :

"Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté."

Marx, Le Capital(1867), traduction de j. Roy, Éd. Sociales, 1950.

Explication rapide : Marx distingue le travail de la nature; puis de l'activité de l'animal. Ce qui fait que l'animal ne peut être dit "travailler", c'est qu'il ne réalise pas dans la matière une idée préconçue, le résultat () n'est pas le fruit d'une activité de pensée. Ce que l'araignée ou l'abeille font, et de manière plus parfaite que l'homme, relève de l'instinct, alors que ce que l'homme a fait relève de l'esprit. (L'animal n'est pas conscient de ce qu'il fait).

B- De plus, ne serait-ce pas l’activité par laquelle on est (devient) un homme ?

Non seulement le travail définit l’homme, ou lui est propre, mais encore, l’homme se réalise en travaillant

1) Rousseau, De l’origine de l’inégalité parmi les hommes : l’humanité se construit au cours du temps, n’est pas quelque chose de tout fait.

Cf. cours sur l’Etat, description de l’état de nature : tout ce qui est humain est acquis au cours du temps, est historique. L’humanité de l’homme est bien innée, mais au sens de " virtuelle ". Elle existe en puissance mais n’existe effectivement (Aristote dirait " en acte "), n’est en " exercice " qu’après coup. Exemple : l’enfant est humain, est un être doué de raison ; mais il n’est pas immédiatement raisonnable.

Confusion à éviter sur ce passage : certes, le travail dénature l’homme, mais ce faisant, il l’humanise (en le socialisant) !

 

2) Kant, Idée d’une histoire universelle, 4e proposition : la paresse contre la réalisation de l’homme.

Kant reprend cette idée d’une humanité qui n’existe pas immédiatement en acte. Cf. cours sur l’histoire, II, le raisonnement par lequel il démontre que si la nature a donné à l’homme la raison, c’est qu’elle a voulu qu’il travaille parce que cette raison n’est pas immédiatement en exercice et demande des efforts, etc.

 

Dès lors, pour reprendre l’exemple de Kant dans Idée d’une histoire universelle,4e Proposition, une société de bergers d’Arcadie qui se satisferait dans le repos, ne pourrait évoluer. Rien ne distinguerait les bergers des animaux. (dire que l’on définit ici le loisir par le repos, le délassement total, par " ne rien faire ", " se reposer ") ; amorcer alors une critique du loisir. L’homme resterait toujours dans l’état naturel, ne progresserait pas.

" (…) tous les talents resteraient à jamais enfouis en germe, au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie, dans une concorde, une satisfaction, et un amour mutuel parfaits; les hommes, doux comme les agneaux qu'ils font paître, ne donneraient à l'existence guère plus de valeur qu'en leur troupeau domestique (…) toutes les dispositions naturelles excellentes de l'humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil. (L'homme) veut vivre commodément et à son aise,; mais la nature veut qu'il soit obligé de sortir de son inertie et de sa satisfaction passive, de se jeter dans le travail et dans la peine pour trouver en retour les moyens de s'en libérer sagement".

Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, extraits de la 4e proposition

3) N’est-ce pas alors par le travail que l’homme peut réaliser son humanité ? (Hegel, Phénoménologie de l’esprit, la dialectique du maître et de l’esclave).

En effet, le travail n’est-il pas, cf.Prométhée, une activité de transformation de ce qui est donné/naturel ? N’est-ce pas dès lors ce par quoi on parvient à dépasser la nature et donc à se faire homme ? N’est-ce pas plus précisément par là qu’émerge l’esprit, faculté caractéristique des hommes par rapport aux animaux, si l’on en croit Descartes, Méditations métaphysiques, ou, si on refuse son dualisme trop tranché, la liberté ?

C’est ce que nous montre Hegel dans la dialectique du maître et de l’esclave, où il a pour but de montrer comment l’animal devient homme.

Commentaire de la dialectique du maître et de l'esclave par Hegel.

Le Maître force l'Esclave à travailler. Et en travaillant, l'Esclave devient maître de la Nature. Or; il n'est devenu l'Esclave du Maître que parce que - au prime abord - il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subor-donnant à ses lois par l'acceptation de l'instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l'Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l'Esclave du Maître. En libérant l'Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui- même, de sa nature d'Esclave: il le libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné, brut, l'Esclave est esclave du Maître. Dans le Monde technique, trans-formé par son travail, il règne ou, du moins, régnera un jour en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l'homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise "immédiate" du Maître. L'avenir et l'Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indé-finiment dans l'identité avec soi-même, mais à l'Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu'il laisse - ne travaillant pas - intact. Si l'angoisse de la mort incarnée pour l'Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c'est uniquement le travail de l'Esclave qui le réalise et le parfait.

 

A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Éd. Gallimard, 1947, p. 29.

 

 

Voici la thèse de Hegel : l’homme lui-même est le résultat de son propre travail, car, en travaillant, il. transforme la nature et, par là, se transforme lui-même. C’est par le travail que l’homme acquière un attribut éminemment humain : la conscience. Celui qui ne travaille pas, et qui se croit plus libre que celui qui travaille (le " maître "), qui a une vie de loisir (sous-entendu =d’oisiveté) est reste trop proche de la nature, car il ne fait rien pour se distinguer d’elle, il n’y pense même pas, puisque, passant son temps à jouir de lui-même, il ne sait même pas que la nature est problème. L’esclave, lui, se rend bien compte que la nature lui résiste, et lutte contre elle. Au bout du compte, il va s’en distinguer. Le travail n’est donc abêtissant et déshumanisant, parce qu’il ne s’oppose pas à ce qui est le plus proprement humain : l’intellect.

Conclusion : l’homme se réalise donc bien dans le travail, il y trouve tout ce qu’il lui faut pour réaliser l’humanité. Le travail n’est pas seulement une nécessité sociale contingente, n’ayant lieu d’être que pour assurer nos besoins et n’existant par exemple que parce que la nature n’est pas abondante ou pas pourvue d’objets pré-construits. Si la nature a besoin d’être travaillée, c’est afin que l’homme se fasse lui-même. (c’est comme si la nature avait voulu que l’homme travaille, elle a fait exprès de n’être pas immédiatement adaptée à nos besoins, comme ça, on s’humanise, on " devient ce qu’on est ")

II- Et si c’était une mystification ?

 A-Marx, Manuscrits de 1844 : tout travail n’est pas humanisant.

 

L'ouvrier s'appauvrit d'autant plus qu'il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. L'ouvrier devient une marchandise. Plus le monde des choses augmente en valeur, plus le monde des hommes se dévalorise; l'un est en raison directe de l'autre. Le travail ne produit pas seulement des marchandises; il se produit lui-même et produit l'ouvrier comme une marchandise dans la mesure même où il produit des marchandises en général.

Cela revient à dire que le produit du travail vient s'opposer au travail comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s'est fixé, matérialisé dans un objet, il est la transformation du travail en objet, matérialisation du travail. La réalisation du travail est sa matérialisation. Dans les conditions de l'économie politique, cette réalisation du travail apparaît comme la déperdition de l'ouvrier, la matérialisation comme perte et servitude matérielles, l'appropriation comme aliénation, comme dépouillement. ~. .1

Toutes ces conséquences découlent d'un seul fait: l'ouvrier se trouve devant le produit de son travail dans le même rapport qu'avec un objet étranger Cela posé, il est évident que plus l'ouvrier se dépense dans son travail, plus le monde étranger, le monde des objets qu'il crée en face de lui devient puissant, et que plus il s'appauvrit lui-même, plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. C'est exactement comme dans la religion. Plus l'homme place en Dieu, moins il conserve en lui-même. L'ouvrier met sa vie dans l'objet, et voilà qu'elle ne lui appartient plus, elle est à l'objet. Plus cette activité est grande, plus l'ouvrier est sans objet. Il n'est pas ce qu'est le produit de son travail. Plus son produit est important, moins il est lui-même.

La dépossession de l'ouvrier au profit de son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et qu'il devient une puissance autonome face à lui. La vie qu'il a prêtée à l'objet s'oppose à lui, hostile et étrangère.

K. Marx, Manuscrits de 1844, traduction de M. Rubel, Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Gallimard, 1968, pp. 58-59.

Ce texte répond à deux questions :

 

1) Le travail tel qu’il existe dans la société capitaliste n’aliène-t-il pas le sujet de ce travail, l’ouvrier ?

(aliéner : être étranger à ; soi-même ou au résultat de son travail ;ne plus s'appartenir ; ne plus être libre)

Réponse : le travail moderne, lié à l’émergence du capitalisme, est avant tout le travail à la chaîne, la division du travail (cf;le taylorisme); or, cette forme de travail est aliénante, au sens où elle dépossède l’homme de lui-même, et a pour conséquence qu’il ne s’appartient plus. En effet :

-d’abord, l’ouvrier qui travaille à la chaîne ne se reconnaît pas dans ce qu’il fait (si tant est qu’il a fait quelque chose : il n’a pas fait quelque chose, mais un bout de chose) ; la chose lui est complètement extérieure, il ne peut se reconnaître ni s’épanouir dans son travail, qui n’en est pas un ; il " travaille " seulement pour subsister

-ensuite, l’ouvrier n’est qu’une marchandise pour son patron ; en tout cas, il vend sa force de travail (marchandise) contre de l’argent (le salaire), afin d’acheter des marchandises (nourriture, chaussures, livres, voyages, etc.) dont il fera usage pour produire sa vie ; et quelqu’un d’autre que lui va en tirer profit ( on dit que cette force de travail possède une valeur d’échange = ); donc, au bout du compte, on peut dire qu’il se vend lui-même, et qu’il est considéré comme une marchandise (voire même qu’il se considère lui-même comme une marchandise !).

2) Or, cela revient à dire que cette forme moderne du travail déshumanise l’homme

On peut se référer, pour le montrer :

 

  1. d’abord, à l’impératif catégorique de Kant : l’homme est une fin en soi, on ne doit jamais le traiter comme une chose qui peut s’échanger contre une autre ; c’est la pire manière de déshumaniser un homme ;

     

  2. ainsi qu’à Rousseau, Contrat Social, I, 4 : si la liberté est ce qui au plus haut point caractérise l’homme, et le différencie de l’animal, alors, il faut dire que la forme moderne du travail est totalement déshumanisante, qu’elle déshumanise l’homme plutôt qu’elle ne l’humanise.

Ainsi Marx définit-il le système capitaliste comme étant " le système d’exploitation de l’homme par l’homme ".

 

3) Tout travail n’est donc pas réalisation de l’humanité (le travail et l’œuvre)

- La forme de travail à travers laquelle l’homme s’humanise : créer une œuvre d’art, écrire des romans, etc. Or, et ce n’est sans doute pas pour rien : nous, contemporains, nommons plutôt ces activités des loisirs. Pourquoi ? Parce que nous les vivons comme agréables, nous nous épanouissons à travers eux. Or, ce sont bien des activités rentrant dans le genre " travail ". Seul bémol : si nous les nommons loisirs, c’est parce que aujourd’hui, un travail se pense par rapport au gain. Si nous faisons quelque chose sans penser au gain, alors, pour nous, ce n’est pas un travail.

-on peut critiquer les philosophes qui ont glorifié le travail comme étant ce qui humanise l’homme au plus haut point (Locke, Hegel, Marx lui-même dans sa jeunesse) en disant que cette glorification repose sur une confusion : celle entre " travail " proprement dit et " œuvre ".

C’est ce sur quoi insiste H.Arendt dans son chapitre sur le travail in La condition de l’homme moderne.

Cf.distinction présente dans le langage : en anglais : " labor " / " work " ; en allemand : " arbeiten " et " werken " : " labor " a une connotation, comme le latin " tripalium ", de la peine, de malheur, de souffrance ; " arbeiten ", à peu près pareil mais plus précisément, désigne les travaux des champs exécutés par les serfs ; alors que " work " et " werken " renvoient à l’artisan, et à l’œuvre.

Dans cette distinction certes d’abord étymologique mais aussi conceptuelle, le " travail " est déprécié parce qu’il est mis au rang des activités difficiles, qui déforment le corps (ce sont donc surtout les cultivateurs et les sculpteurs qui " travaillent ")

 

Conclusion : on peut peut-être soupçonner que la thèse selon laquelle le travail humanise l’homme, réalise son humanité, est une croyance utile à la société ou bien une illusion " capitaliste ". Cf. sur ce point, le fait que la valorisation du travail est datée historiquement (révolution industrielle, émergence du salariat) ; cf. économistes tels A.Smith, qui a écrit La richesse des nations : peut-être a-t-on cru que le travail avait pour l’homme une valeur en soi, parce que l’on a su démontrer que le travail est source de toute valeur (cf.valeur d’usage, et valeur d’échange : utilité d'un objet quelconque et faculté de celui qui le possède d'acheter d'autres marchandises). Mais, après tout, pourquoi l’homme ne se réaliserait-il pas ailleurs ?

 

B-  Peut-être que ça réalise l’humanité, mais moi, je suis certes un homme, mais aussi une personne, un individu. Peut-être que mon bonheur ne se rencontre pas dans ce qui réalise la nature humaine.

Le travail m’apparaît souvent comme une souffrance, une aliénation. Je ne le choisis pas, c’est difficile, etc. Je ne m’épanouis pas dans le travail sauf exception et sauf s’il est pour moi vécu comme un loisir.

-ici, on peut donc faire une place au fait que le travail n’est pas vécu comme ce par quoi je parviens au bonheur, je me réalise, m’épanouis, etc. ; mais en prenant bien la précaution de préciser que l’individu peut souffrir pour le bien de l’espèce, du groupe, etc.

-ça peut être utile pour passer à la troisième partie louant une vie de loisir plutôt qu’une vie de travail Ainsi, on vient de montrer, en A), que tout travail n’est pas humanisant, peut-être même, avec H.Arendt, le travail en tant que tel, si tant est bien sûr qu’on puisse parler d’une " nature " du travail ; puis, en B), que le travail me rend, moi, individu, malheureux ; ne peut-on pas dès lors soupçonner que c’est plutôt par le loisir que l’homme réalise son humanité ?

Le loisir est-il nécessairement l’opposé du travail entendu comme œuvre ? Et n’est-il pas plus enrichissant que le travail entendu comme labeur ?

 

III- Réhabilitation du loisir : Aristote, Ethique à Nicomaque,Livre X : le loisir philosophique.

1) Le travail contre la réalisation de l’esprit.

Cf. textes issus d’Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre X :

§6, " Bonheur, activité et jeu " (extraits) : " … sont désirables en elles-mêmes les activités qui ne recherchent rien en dehors de leur pur exercice. Telles apparaissent être les actions conformes à la vertu, car accomplir de nobles et honnêtes actions est l’une de ces choses désirables en elles-mêmes. Mais parmi les jeux, ceux qui sont agréables font aussi partie des choses désirables en soi : nous ne les choisissons pas en vue d’autres choses, car ils sont pour nous plus nuisibles qu’utiles, nous faisant négliger le soin de notre corps et de nos biens  (…) Ce n’est donc pas dans le jeu que consiste le bonheur. Il serait en effet étrange que la fin de l’homme fût le jeu, et qu’on dût se donner du tracas et du mal pendant toute sa vie afin de pouvoir s’amuser ! (…) au contraire, s’amuser en vue d’exercer une activité sérieuse, voilà la règle à suivre. Le jeu est, en effet, une sorte de délassement , du fait que nous sommes incapables de travailler d’une façon ininterrompue et que nous avons besoin de relâche. Le délassement n’est donc pas une fin, car il n’a lieu qu’en vue de l’activité. Et la vie heureuse semble être celle qui est conforme à la vertu ;  or, une vie vertueuse ne va pas sans un effort sérieux et ne consiste pas dans un simple jeu. Et nous affirmons, à la fois, que les choses sérieuses sont moralement supérieures à celles qui font rire ou s’accompagnent d’amusement, et que l’activité la plus sérieuse est toujours celle de la partie la meilleure de nous-mêmes ou celle de l’homme d’une moralité plus élevée. Par suite, l’activité de ce qui est le meilleur est elle-même supérieure et plus apte à procurer le bonheur. De plus, le premier venu, fût-ce un esclave, peut jouir des plaisirs du corps, tout autant que l’homme de plus haute classe, alors que personne n’admet la participation d’un esclave au bonheur, à moins de lui attribuer aussi une existence humaine. "

§7, " La vie contemplative ou théorétique " : "  ce qui est propre à chaque chose est par nature ce qu’il y a de plus excellent et de plus agréable pour cette chose. Et pour l’homme, par suite, ce sera la vie selon l’intellect, s’il est vrai que l’intellect est au plus haut degré l’homme même. Cette vie-là est donc aussi la plus heureuse ".

NB : dans ce texte (célèbre) Aristote démontre que la vie où l’on peut consacrer tout son temps/loisir à méditer, à philosopher, est la vie la meilleure possible pour l’homme car il développe alors ce qui lui est propre (l’intellect = esprit). Cf. suite : " Et cette activité paraît être la seule à être aimée pour elle-même : elle ne produit en effet rien en dehors de l’acte même de contempler " ; cette suffisance à soi de la vie contemplative mène Aristote à la nommer " vie de loisir ", but dernier de toute activité en général (qu’elle soit technique, i.e., visant à produire quelque chose, ou pratique, i.e., n’ayant pas pour but la fabrication –sont pratiques au plus haut point les actions morales). Aristote utilise donc de deux manières le terme de " loisir " (négativement, et positivement).

Pour Aristote, qui est grec, ce qui fait de l’homme un homme, c’est l’intellect, l’esprit. Rien de nouveau par rapport à notre analyse. Seulement, il inverse le rapport travail/ esprit : si l’homme est avant tout un esprit et est homme par cet esprit, il doit le cultiver. Et cela, il ne peut le faire que s’il ne travaille pas. Pour cultiver librement son humanité, son esprit, on doit pouvoir méditer à notre aise, réfléchir, bref, faire de la philo ; pour ce faire, il faut être délivré du souci des contraintes matérielles. Comment penser tranquillement si on doit perdre son temps à faire le repas, à nettoyer la maison, à travailler toute la journée pour se procurer du pain ?

Conséquence : le travail nous asservit à la nécessité, aux besoins du corps, il est donc "vile" et nous rend esclaves du besoin et de la nature; au bout du compte, il nous rend semblable à un animal ou à la pire des brutes. Bref le travail n'humanise pas, car il a rapport avec ce que nous partageons avec les autres animaux.

 

2) Les deux sortes de loisir.

a) Or, ce temps libre et de méditation qui se définit en totale opposition par rapport au travail, Aristote l’appelle " loisir " (skholè).

b) Il ne dit pas du tout que c’est à travers le loisir au sens de divertissement ou de jeu ayant pour seule fin de nous procurer des plaisirs, que l’homme peut réaliser son humanité. Ca, c’est le loisir habituel des hommes, mais c’est le loisir au sens négatif.

Cf. Cours " Le bonheur consiste-t-il à faire tout ce qui nous fait plaisir ? ", où Platon, dans le Gorgias, montre bien que s’adonner à tous les plaisirs et tous les divertissements (qui peuvent être la chasse, le jeu, la boisson, la multiplication des amants, etc.), mène à la perte de soi-même, et nous rend animal.

Cf.aussi, toujours dans le cours sur le bonheur et le plaisir, la définition pascalienne du divertissement = se perdre soi-même, sortir de soi pour se disperser dans des activités qui font oublier notre triste condition humaine.

Aristote oppose encore le loisir (skholè) proprement dit à la paresse (er ) ou l'oisiveté; alors que nous, nous leur donnons le même sens.

 

3) Objections.

Deux problèmes se posent toutefois :

a) ce qu’Aristote entend par " loisir ", n’est-ce pas une forme de " travail " ?

Un travail, certes, abstrait de son côté économique et financier, mais n’oublions pas que le travail n’a pas toujours été tel ; il est avant tout une transformation de la nature, une opposition, même, à la nature. Si bien que le loisir philosophique aristotélicien est un ou est le travail au sens propre du terme. Il consiste à se former soi-même en opposition à la naturalité ou l’animalité puisque ce qui est à réaliser, c’est ce qui fait de nous des hommes, à savoir, l’esprit, la raison.

(cf.distinction entre travail qui assure la subsistance, et travail sur soi –qui a lui une signification et une dignité spirituelle)

b) le loisir par lequel l’homme réalise au plus haut point son humanité, repose sur l’esclavage.

Il n’est possible qu’à condition qu’il y ait des esclaves, qui, eux, travaillent, pour satisfaire les besoins de la maisonnée, et du maître. Ce n’est donc pas possible aujourd'hui de revenir à une telle manière de vivre et de réaliser son humanité, car nous sommes à l'ère des droits de l'homme, donc, du caractère universel et abstrait de l'humanité

A nous d’inventer et de trouver des loisirs formateurs et réellement humanisants ; ou bien, comme on est en train d’essayer de le faire, de réinventer le travail !

 

Bibliographie

H.Arendt, Condition de l’homme moderne (parle beaucoup de la conception du travail dans la Grèce antique).

Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre X ( le loisir philosophique)

La Genèse

Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, chapitre " la conscience de soi ", La dialectique du maître et de l’esclave (Commentaire utile dans A.Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Tel Gallimard)

Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1ères à 4èeme proposition (le travail humanise car sans lui l’homme ne progresserait pas)

Marx, Le capital, I, 3,7 (le travail est-il une activité naturelle ?)

Manuscrits de 1844 ( le travail aliéné et déshumanisant)

Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité (l’humanité est acquise)

Taylor, Principes de la direction scientifique du travail (1911) (rationalisation du travail = division des tâches ; le travail n’a pas de valeur en soi : il est un simple moyen de gagner sa vie dans la société de consommation)

Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Presses Pocket

Filmographie :

Chaplin, Les temps modernes (critique du taylorisme, i.e., d’une société entièrement mécanisée et complètement déshumanisée ; cf. Chaplin employé dans une chaîne de montages, qui doit suivre la cadence, qui rêve de boulons ; à la fin, il fuit cette cité des machines avec sa compagne)

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